Guerres de civilisations ? (Mariano Aguirre)

Publié le par Anti-propagande oligarchique

Le monde diplomatique 1994

QUEL adversaire prendra la place, aux yeux de l’Occident, du communisme désormais vaincu ? Tout semble indiquer que géopoliticiens et stratèges s’accordent pour désigner l’islamisme comme l’"ennemi total" de cette fin de siècle. Afin de mieux le combattre, des intellectuels conservateurs affinent la thèse du "choc des civilisations", tandis que les militaires mettent au point une nouvelle doctrine de guerre pour "éliminer et détruire" cet exotique antagoniste.

Par Mariano Aguirre *

 

Quelle relation entre la montée des mafias dans l’ex-URSS et les assassinats d’Occidentaux en Egypte et en Algérie ? Apparemment aucune. Mais les médias insistent sur l’origine "tchétchène" ou "azérie" (deux ethnies caucasiennes à dominante musulmane) des mafias, et attribuent aux islamistes (qui d’ailleurs les revendiquent) les meurtres d’étrangers en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Dans les deux cas, c’est de l’"aire islamique" que viendraient, en cette fin de siècle, dangers, menaces et périls.

Cette méfiance à l’égard de l’islam n’est certes pas nouvelle. Elle résulte aujourd’hui d’une nébuleuse de xénophobies discrètes qui, toutes, le désignent comme le grand spectre planant sur l’Occident. Indirectement, certains débats d’actualité entretiennent la paranoïa. Par exemple, lorsque des partis européens sont tentés par la défense de l’emploi - devenu rare - réservé aux seuls nationaux ; ou lorsque des Parlements approuvent des lois restrictives sur l’asile politique ; ou quand des leaders d’opinion craignent que des immigrés musulmans en viennent à "frelater les valeurs nationales" ; enfin, lorsque des stratèges militaires, maintenant que l’URSS a disparu, s’interrogent sur le risque que constituerait un islam doté d’engins nucléaires pour la sécurité de l’Europe au XXIe siècle.

Durant la guerre froide (1947-1990), l’"ennemi total" était une idéologie - le communisme - qui avait pris corps dans un Etat concret, l’URSS. L’adversaire était circonscrit, cerné, enfermé derrière le rideau de fer ou le mur de Berlin qui rendaient son accès à l’Occident presque impossible ; une "chasse aux sorcières" plus ou moins déclarée plaçant, par ailleurs, les militants communistes d’Occident sous stricte surveillance. Avec l’islam c’est différent ; ceux qui s’en réclament, provenant d’Afrique ou du Proche-Orient, traversent frontières et détroits sans grande difficulté et atteignent, légalement ou clandestinement, Marseille, Barcelone ou Francfort.

"Pour les Européens , affirme un rapport du Royal Institute of International Affairs de Londres, l’islam a toujours été un sujet de préoccupation. Mais ce n’est plus un phénomène lointain. (...) Désormais il fait partie d’une réalité culturelle qui caractérise les quartiers les plus pauvres de certaines villes d’Europe occidentale. (...) Le vieil ennemi s’est glissé par la porte de derrière et il doit affronter des clichés et des fantasmes irrationnels élaborés pendant des siècles : djihad contre les infidèles, acceptation passive du gimat (destin), et foi fanatique (1)."

La tradition d’affrontement entre le monde islamique et le monde chrétien relève de la longue durée, mais au cours des deux dernières décennies une nouvelle conscience anti-islamique s’est indiscutablement forgée. La crise du pétrole, au début des années 70, a créé la perception (erronée) que le monde arabe pouvait déterminer l’avenir économique des pays développés. Dans les années 80, la prise d’otages occidentaux, en Iran et surtout au Liban, a conféré aux organisations islamistes un caractère foncièrement cruel et anti-occidental. Par ailleurs, le soutien massif des médias occidentaux à Israël, Etat souvent victime d’attentats, a fait apparaître les causes politiques arabes, même les plus légitimes (en particulier, la lutte des Palestiniens), comme dévoyées par le terrorisme. Enfin, l’invasion du Koweït par l’Irak, en 1990, et la découverte du programme nucléaire de Bagdad ont renforcé l’image de l’Arabe qui trahit l’Occident...

Les récents assassinats d’Occidentaux en Egypte et en Algérie portent la confrontation jusqu’en Europe, ainsi que semblent le montrer les arrestations, fin octobre, de militants islamistes algériens dans la banlieue parisienne en possession de stocks d’armes et de munitions. En outre, cet islamisme radical parvient à créer des frictions entre Paris, d’un côté, et Londres et Washington, de l’autre, à propos de l’attitude à adopter à l’égard de la situation algérienne : faut-il aider le pouvoir militaire ou entamer le dialogue avec les islamistes, comme a commencé à le faire le département d’Etat américain, et comme le recommande Londres (2) ?

Un récent rapport du Conseil de l’Atlantique nord estime que l’islam est perçu comme une "menace" par les pays de l’OTAN en raison de l’ "hostilité des mouvements islamistes et plus particulièrement les plus radicaux d’entre eux à l’égard des valeurs occidentales ; et la conviction que ces groupes useront de la violence contre les citoyens et les intérêts occidentaux" . Il ajoute : "Quelques dirigeants politiques [considèrent que les groupes islamistes pourraient] "affaiblir, aussi bien dans les pays musulmans qu’occidentaux, la confiance de l’opinion publique en la démocratie." L’islamisme radical, selon ce rapport, pourrait "pousser un important flux d’émigrants et de réfugiés vers l’Europe occidentale (3)".

Le "grand chaos du Sud"

DANS de nombreux documents officiels occidentaux, les problèmes se mêlent sans méthode pour montrer une région méditerranéenne en croissante instabilité. L’absence de démocratie dans certains Etats de la rive sud est parfois désignée comme l’une des causes de cette instabilité, mais il n’est jamais fait mention des politiques économiques excluantes du Nord, du système de Bretton-Woods ou de la suprématie militaire occidentale. Voici, par exemple, comment une résolution du Parlement européen explique l’aggravation de l’instabilité en Méditerranée : "L’expansion du fondamentalisme islamique, la nature endémique du conflit arabo-palestinien, l’affrontement entre les différentes nationalités et groupes, l’effet cumulé des problèmes écologiques, la dépendance économique, la dette, l’existence persistante de régimes politiques opposés au développement de la démocratie et des droits de l’homme, le chômage, l’explosion démographique et les migrations ont aggravé grandement la déstabilisation du sud et du sud-est de la Méditerranée (4)."

Toutes ces spéculations désordonnées pour expliquer le "grand chaos du Sud" et mettre l’Occident hors de cause ont soudain trouvé une sorte de corps de doctrine lorsque, au cours de l’été 1993, le prestigieux professeur américain Samuel Huntington (conservateur) a publié un retentissant article : "Mon hypothèse - écrit-il - c’est que la source fondamentale du conflit dans le monde à venir ne sera pas principalement idéologique ou économique. La grande division de l’humanité aura pour source dominante la culture. L’Etat-nation demeurera l’acteur le plus puissant des affaires mondiales, mais les conflits principaux de la politique globale auront lieu entre nations et groupes de différentes civilisations (5)." Le professeur Huntington prétend qu’une civilisation est "le plus grand rassemblement de personnes d’une même culture" , et il en définit huit : occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, slavo-orthodoxe, latino-américaine et ( "probablement" ) africaine.

Les thèses de Samuel Huntington ont été, en général, fort durement contestées en raison de leurs simplifications, de leur découpage extrêmement grossier des frontières culturelles et de l’appel de l’auteur à un sursaut politique et militaire de l’Occident pour résister, en particulier, à l’islam et au confucianisme (6). Selon l’éminent professeur, une alliance islamico-confucéenne est en train de se constituer à travers les réseaux du commerce des armes entre des pays comme l’Iran et la Corée du Nord. Son texte n’a pas peu contribué à la crise de l’été dernier entre les Etats-Unis et la Corée du Nord à propos du programme nucléaire de Pyongyang, et à envenimer les relations commerciales, déjà habituellement difficiles, entre Washington et Tokyo.

Dans la recherche de paradigmes pour expliquer les relations internationales en cette après-guerre froide, Francis Fukuyama et sa désormais célèbre "fin de l’histoire" avaient précédé Samuel Huntington dans le star-system intellectuel américain (7). Le prestigieux orientaliste Bernard Lewis a apporté son grain de sable à la polémique en affirmant : "Nous affrontons une ère où le style et le mouvement transcendent le niveau des questions et des politiques ainsi que celui des gouvernements qui les proposent. Ce n’est rien de moins qu’un choc de civilisations (8)." Joseph S. Nye, célèbre professeur au Harvard’s Center for International Affairs, considère, de son côté, les demandes de groupes ethniques comme "un nouveau tribalisme (9)" . Enfin, dans un article qui a eu un énorme retentissement aux Etats-Unis, l’essayiste Robert D. Kaplan observe que tous ces auteurs permettent de mieux comprendre un monde dramatiquement immergé dans la pauvreté, dangereusement ravagé par le crime, et il présente Samuel Huntington comme l’un des intellectuels qui expliquent le mieux "l’anarchie qui nous menace (10)".

Francis Fukuyama avait posé cette question : "Que serait devenue la crise du Golfe si l’Irak avait pu disposer d’armes nucléaires et en équiper ses missiles Scud ? (11)" Huntington lui répond : il faut "limiter l’expansion de la puissance militaire des Etats confucéens et islamiques, stopper la réduction de la capacité militaire de l’Occident, et maintenir la supériorité militaire occidentale en Asie orientale et sud-orientale. (...) L’Occident doit conserver une puissance militaire et économique suffisante pour protéger ses intérêts vis-à-vis de ces civilisations non occidentales (12)".

Quel impact provoquent toutes ces théories et spéculations paranoïaques qui, au lieu d’en appeler au dialogue, à la coopération, à la réforme du système international et à l’exploration du consensus entre Etats, cultures et peuples, proposent de se préparer à la confrontation ? La première conséquence c’est que, de plus en plus en Occident, on tend à confondre "culture différente, non occidentale" et "culture irrationnelle". Ainsi, par exemple, dans un document publié par l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), on peut lire : "Les nouvelles menaces nucléaires pourraient venir de pays du tiers-monde dont les chefs d’Etat peuvent être qualifiés d’irrationnels et par conséquent non sensibles à une dissuasion ; ils pourraient ne pas suivre la logique adoptée par les Etats-Unis et l’URSS au cours de leurs relations durant la guerre froide (13)."

Une fois la coopération abandonnée ou renvoyée au second plan, on fait appel aux arguments militaires : forces de déploiement rapide, spéculations sur les "frappes préventives" et recours à la stratégie "air power with high tech" , menaces nucléaires pour en finir avec la menace nucléaire (comme avec la Corée du Nord) et mise sur pied de programmes de protection antimissile pour pays et continents.

"Il est absolument clair - affirme le général Helmut Willmann, chef de l’Eurocorps - que l’axe de la menace contre l’Europe s’est déplacé vers le Sud (14)." En définissant sa nouvelle conception stratégique en 1991 (15), l’OTAN a insisté, à diverses reprises, sur les risques de la prolifération nucléaire et sur les tentatives de certains pays du Sud de posséder des armes de destruction massive (Weapons of Mass Destruction, WDD) nucléaires, chimiques, bactériologiques, ainsi que des missiles de moyenne et de longue portée, et sur l’usage que pourraient en faire des groupes terroristes (16).

L’OTAN propose de renforcer tous les mécanismes internationaux de prévention de la prolifération des armes de destruction massive, à commencer par le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), mais elle stimule en même temps la recherche de systèmes de défense antimissiles ; et les pays membres ne font rien, ou presque, pour contrôler la vente de technologies à double usage (pacifique-militaire).

Une nouvelle doctrine militaire

DANS cet esprit, Washington a défini, en décembre 1993, sa nouvelle doctrine militaire et a adopté l’Initiative de lutte contre la prolifération (Defense Counterproliferation Initiative, DCI) . L’objectif est d’ "ajouter la protection à la prévention" afin de faire face au "nouveau danger nucléaire, qui est celui d’une poignée de vecteurs nucléaires dans les mains d’un Etat amoral ou d’un groupe de terroristes (17)" . La DCI encourage l’armée des Etats-Unis à "changer l’équipement militaire pour affronter les nouvelles menaces" , à "planifier de manière différente les formes de conduire la guerre" , à "changer les méthodes d’acquisition de renseignements" et à "faire tout cela avec nos alliés occidentaux" .

La DCI se propose d’utiliser de la haute technologie pour "pénétrer dans les installations souterraines" et de "chasser les missiles mobiles". Le débat sur le financement de cette initiative de défense ne pose pas de problème politique, en particulier depuis la récente victoire des républicains lors des élections de mi-législature car, plus encore que l’administration Clinton, les républicains sont favorables à ce type de démarche militaire.

La DCI est d’ailleurs dans la ligne de l’Initiative de défense stratégique, ou "guerre des étoiles", que M. Ronald Reagan avait lancé il y a dix ans et qui est restée à l’état d’utopie militariste. Selon un rapport du British American Security Information Council (BASIC), cette nouvelle doctrine stratégique des Etats-Unis n’est pas sans rapport avec les projets de mise sur pied de systèmes de défense antimissiles et de contre-prolifération qu’élaborent actuellement les gouvernements britannique et allemand (18). A cet égard, on constate également que l’OTAN a créé, en janvier dernier, un Comité de contre-prolifération, pour "coopérer dans la recherche de nouvelles technologies et systèmes de défense pour protéger nos troupes contre des attaques conduites par des missiles balistiques".

Une nouvelle course aux armements semble donc commencer, moins de cinq ans après qu’on eut annoncé solennellement la fin de la guerre froide et promis, non moins solennellement, les dividendes de la paix. Mais les progrès technologiques, notamment en matière de miniaturisation, sont époustouflants et l’on se demande si l’on parviendra à mettre au point une arme capable de renifler, de repérer et de détruire "une bombe atomique réduite à la taille d’une grenade et transportable dans une simple mallette".

Plutôt que de se laisser entraîner dans une nouvelle escalade de la terreur nucléaire - que tous les lobbies des industries d’armement réclament à grand cri -, l’Europe ne devrait-elle pas refuser la vision xénophobe et simplificatrice du "choc des civilisations" et proposer comme modèle politique pour cette fin de siècle le "dialogue des cultures" qui lui a si souvent réussi ?

Mariano Aguirre

 

 

 

 

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
M
Très intéressant ton blog, félicitations !<br /> <br /> Je vais donc m'inscrire à ta newsletter, car tous tes articles méritent réflexion et échange.<br /> <br /> A très bientôt,<br /> Michèle
Répondre
A
<br /> merci beaucoup a toi,je publie 1 article tout les semaines/10 jours.<br /> Merci a toi.a bientot.<br /> <br /> <br />